Lima – devant l’Alliance Française
Nous serons bientôt assez nombreux pour remplir trois bus envoyés par l’ambassade pour nous emmener jusqu’à l’aéroport militaire d’où nous
devons décoller. Naïves, Mylène et moi disons bonjour aux autres Français qui se trouvent tous dans la même situation, celle de rapatriés – payants certes mais rapatriés quand même. Personne ne
répondra à notre salut. Chacun pour soi, chacun tout seul.
Première étape réussie : les vélos sont chargés dans le bus sans problème. En convoi nous traversons Lima du Sud au Nord. La ville est
déserte, à part quelques barrages militaires, tous les magasins ont baissé leur rideau car, après avoir décrété le dimanche « jour de confinement total », le Président vient d’y ajouter
les deux journées du jeudi et vendredi saints, ce qui fait que les femmes n’auront pu sortir de chez elles que mardi et samedi cette semaine, et seulement pour les achats indispensables.
A L’aéroport les formalités sont simplifiées. Contrôle des passeports, étiquetage des bagages sans difficultés ni supplément pour les vélos. A
notre surprise le bagagiste attrape nos sacs de plus de 20 kg que nous avons eu du mal à trainer sur le trottoir, un au bout de chaque bras. Il est costaud le bougre ! On nous
remet dans un bus à 10h30. Et on attend. On attend. Patience, le décollage n’est prévu qu’à 14 h. Et puis le commandant de bord fait son apparition vers midi pour nous prévenir que les 140
Français de Cuzco qui doivent nous rejoindre y sont toujours, leur avion étant en panne ! Un autre avion va aller les chercher et nous ne décollerons que lorsqu’ils seront là. Pour
nous occuper on nous distribue des chips. C’est salé, ça donne soif mais pas d’eau. A 13 h nous montons dans l’avion et recevons un sandwich et un verre d’eau.
Notre voisine de siège est Suisse, étudiante en médecine et faisait un stage à l’hôpital d’Iquitos. Elle a été rappelée avant la fin de
son stage. Il y a du travail en Suisse. Elle témoigne de ce qu’elle vient de vivre, des conditions de travail archaïques, du manque de médicaments et d’argent. Le Covid 19 étant extrêmement
médiatisé, d’autres malades, sont renvoyés chez eux pour libérer des lits. En cette saison où la dengue se répand à une vitesse folle, les hôpitaux, surchargés aussi par de nombreux cas de
tuberculose, ne font plus face. De nombreux morts seront comptabilisés parmi les victimes du Covid 19 alors qu’ils seront décédés d’une autre maladie ou tout simplement par manque de soins, leurs
cas passant après la pandémie. Un matin à son arrivée à son service, tous ses patients ont disparus. Où sont-ils ? Regroupés avec tous les autres malades de l’hôpital dans une unique
salle pour montrer à l’équipe de télévision qui doit passer qu’il y a des lits disponibles pour accueillir les victimes de l’épidémie.
Enfin, tout le monde est à bord. Les Français de Cuzco, d’Iquitos et d’Arequipa nous ont rejoints. Nous pouvons décoller. Il est 18h. J’ai déjà
mal partout à force d’être assise depuis hier matin. Impossible d’empêcher l’anxiété me gagner. Une fois à Roissy, comment récupérer les clefs ? Comment rejoindre Cabourg ?
Pourrons-nous louer une voiture ? Ou bien devrons-nous partir à vélo malgré les avertissements reçus ? Où pourrons-nous dormir ? Tout le monde fuit tout le monde.
Une heure de vol à peine s’est écoulée qu’un appel « Y a-t-il un médecin à bord ? » est lancé. Le passager assis derrière moi a
apparemment des problèmes intestinaux aigus. Quelle surprise en voyant arriver le médecin. C’est le fameux Jean Jacques avec lequel nous avons maintes fois été en contact ces derniers jours au
Pérou et que nous avons retrouvé à l’hôtel de Lima. Décidément ce jeune homme est la providence même.
Alors que nous venons de survoler le Venezuela et approchons des Caraïbes, une nouvelle annonce est faite : « Un de nos passagers
devant être hospitalisé d’urgence, nous allons faire escale à Pointe à Pitre ». Evidemment de nombreux regards se tournent vers mon voisin. Non. Il ne s’agit pas de lui mais d’un passager de
première classe. Un problème cardiaque apparemment. Tout le monde sera bientôt rassuré : « le grave problème de santé du passager débarqué n’a rien à voir avec la pandémie
actuelle ». J’imagine l’angoisse de cet homme qui espérait enfin pouvoir rentrer chez lui et qui va se retrouver seul dans un hôpital à l’autre bout du monde, sans bagage. Ceci dit il a tout
de même la chance d’être pris en charge en territoire français plutôt qu’au Pérou.
Vendredi 10 avril 2020 – J 26
Nous atterrissons enfin à Roissy à 14h, avec sept heures de décalage horaire. Passage en douane et nous sommes fort aise de pouvoir écrire sur
la dérogation de déplacement à la mention « adresse » celle de Cabourg. Nous avons 24 heures pour rejoindre « nos » pénates. Ça va être juste. Nous récupérons bagages et vélos
et nous dirigeons en poussant nos chariots, déchargeant, puis rechargeant les vélos dans les agaçantes chicanes, vers l’agence de location Hertz. Nous n’y sommes pas seuls et il faudra
attendre presque une heure pour que vienne notre tour. Gros problème : toutes les agences de la région de Caen-Cabourg sont fermées. Nous devrons laisser le véhicule à Rouen, soit à 100 km
de Cabourg. L’angoisse recommence. Roland et Corrine se mettent sur leurs ordinateurs pour nous trouver un endroit où passer une nuit, même sous la tente, entre Rouen et Cabourg. Hors de question
de bivouaquer en cette période où tout est interdit. Dany a enfin les clefs d’une voiture. Je le vois revenir en courant vers le bureau de location. « Qu’est-ce qui se
passe ? »-« Je ne sais pas me servir de ça ! » Il a en main une carte électronique qui ne ressemble en rien aux clefs des vieux camions que nous avions l’habitude de
conduire. De plus, il est extrêmement inquiet. Il n’a quasiment jamais conduit d’autres véhicules que des 3,5 T et pas pris le volant depuis presque huit ans. Enfin, à mon soulagement, il arrive
avec la voiture près des chariots de bagages et c’est là que nous constatons qu’il manque un sac cabine, celui qui contient tous ses vêtements. Il n’a sur le dos que sa liquette. Je le laisse
donc se débrouiller tout seul pour charger les vélos qui, à première vue, ne rentrent pas dans une Clio même break, et repars dans cette aérogare déserte ou presque à la recherche de ce sac que
nous avons, c’est à peu près certain, laissé au sol quand nous avons récupéré les vélos. A deux agents de la sécurité, repérables à leurs gilets jaunes, qui baguenaudent dans le hall, je décris
mon problème. Oui. Ce bagage a été retrouvé abandonné. Il y a eu évacuation, inspection par les chiens, etc. Il faut que j’aille au bureau de la police. La police me renvoie au
bureau d’Air France ou bien sûr il n’y a personne. Une employée de l’aéroport rencontrée par hasard m’emmène au service des bagages perdus. L’homme peu aimable me renvoie vers les agents de la
sécurité. « Vous les rencontrerez dans le hall où ils vont et viennent. Sinon allez à leur bureau près de la gare SNCF ». Pas d’agents dans le hall. Je commence à marcher vers la gare.
C’est loin. Non, je perds mon temps. Et Dany qui m’attend. Demi-tour. Je tombe sur une patrouille de police. « Messieurs, ce n’est pas vous que je cherche mais vous pouvez peut-être
m’aider ». Et je raconte encore une fois mon histoire, si contente de pouvoir m’exprimer en Français et d’être comprise. Au Pérou, je crois que j’aurais abandonné le sac. Le Brigadier-Chef
me dit « suivez-moi » et me fait passer par des portes qui me sont normalement interdites. Je me retrouve à nouveau devant le gars des bagages perdus qui m’a envoyée me promener tout à
l’heure. Il est prêt à m’engueuler, ça se voit, mais change de ton quand le brigadier prend la parole. Finalement c’est à un autre bureau qu’il m’emmène et le bon service est enfin contacté par
téléphone. Je décris le sac et son contenu. « Venez le chercher à la porte 10 ». J’y vais. J’attends. J’attends. Rien ne vient. Au bout d’1/4 d’heure je m’aperçois que j’attends au
mauvais endroit. C’est comme dans les rêves quand on tape sur les mauvais chiffres pour téléphoner, quand on attend un train sur le mauvais quai. Nervosité + fatigue = je ne maitrise plus rien.
Ça fait trois nuits entièrement blanches tout de même. Enfin je suis au bon endroit et vois arriver un Daniel qui me cherchait partout, hagard, blanc, en sueur, si frêle dans sa chemise
flottante. Il a l’air tellement fatigué que je me dis qu’il est incapable de conduire. Nous avons le sac ! Et nous sommes exonérés des 750 € d’amende pour abandon de bagage.
Entre temps Franck est venu nous apporter devant chez Hertz les clefs de Cabourg et des sandwichs. Il y a ajouté des masques et des
autorisations de sorties imprimées. Il nous programme également le GPS de la voiture pour l’adresse de notre logis du soir. Aujourd’hui Franck est une vraie mère pour nous.
Il est 19 h, en route. Nous n’avons qu’une quinzaine de kilomètres à faire, ce qui est largement suffisant pour cette fin de journée. Mariette
et Antoine – décidément l’aide ne vient pas forcément des amis de longue date - ont contacté une cousine qui a un gite à la ferme non loin de Roissy. Il est bien évidement fermé en cette
période de confinement mais elle nous le met à disposition gratuitement. Cette femme qui ne nous connait pas nous accueille avec le sourire -« Bienvenue »- en précisant que nous devons
garder nos distances, et ouvre la porte d’une belle maison toute meublée, entourée d’arbres. Des pâquerettes parsèment la pelouse. Devant la porte un noyer géant met ses toutes petites feuilles
encore collantes. Nous avions oublié que c’était le printemps en France. Et ressurgit cette honte que je trimballe depuis plus de dix ans d’avoir refusé l’hospitalité. Fatiguée ce jour-là,
j’avais dit non. J’en porte le remords depuis toutes ces années et je voudrais tant demander pardon. Ne sachant pas ce que nous aurons à manger demain sur la route à vélo nous gardons
les sandwichs de Franck et nous contentons d’une soupe de nouilles. Entre temps j’ai pu trouver, grâce aux numéros de téléphone procurés par Corrine, une chambre pour le lendemain près de
Pont-Audemer. 72 km à faire à vélo tout de même. Ça va être dur. Insomnie.
Cabourg – Samedi 11 avril 2020 – J27
Nous prenons la route dès le jour levé. Il est 7 h du matin. Heureusement il n’y a personne et le GPS nous aide bien pour rejoindre l’autoroute
et trouver le relais Hertz à Rouen. Pendant le trajet je reçois un coup de fil de l’hôtelière chez qui nous devons loger le soir. Son mari n’est pas d’accord pour nous recevoir. « Nous avons
peur du virus». Je pleure.
Chez Hertz, avant de décharger et rendre les clefs de la voiture, nous demandons au jeune qui nous reçoit si vraiment il n’y a pas une agence
plus près de Cabourg pour rendre la voiture. Il cherche, donne un coup de fil et c’est trouvé. A Tourgeville, à 20 km de Cabourg ! Mais pourquoi ce relais n’a-t-il pas été trouvé par ceux de
Roissy ? Pourquoi le gars n’a-t-il pas pris la peine de chercher ? Nous voilà soulagés.
Peu avant midi nous sommes accueillis par une femme souriante et très serviable à la station Totale de Tourgeville. Au moment de payer la somme
indiquée sur le contrat (350 € !) elle nous dit : « dites donc ils vous ont arrangés à Roissy ! Ils ont compté le retour de la voiture alors qu’il n’en ont pas le droit en
cette période exceptionnelle et ne vous ont pas déduit les 25% de remise prévus ». Le prix de la location tombe à 200 €. On décharge. On déballe et remet en état de marche les vélos. Il est
temps enfin de manger les provisions apportées par Franck. Mais pas grand-chose ne passe. Et en début d’après-midi nous montons en selle – si on peut dire cela sur un vélo couché -, sachant
qu’une sacrée côte nous attend. Et la côte, nous l’attendrons jusqu’au bout sans jamais la voir. Nous avons inscrit sur des cartons à l’arrière de notre paquetage : « Rapatriés du
Pérou. Nous rentrons chez nous » afin de ne pas être embêtés par des quidams aigris, sachant qu’il est interdit de se déplacer à vélo sur de longues distances. Pas de contrôle de police sur
la route non plus, sauf à 500 mètres de notre point de chute. Mais, sympas les flics, après avoir entendu notre histoire, ils nous souhaitent un bon retour « chez nous ».
18h. Les vélos sont sur la terrasse. Les sacoches dans une chambre. Nous sommes allés faire quelques courses. La porte-fenêtre est ouverte sur
la terrasse. Le merle chante. C’est la paix. Et là, c’est Dany qui flanche et se met à pleurer de fatigue.